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Title
La Régénération. Le libéralisme suisse à l’épreuve du pouvoir (1830–1847)


Author(s)
Meuwly, Olivier
Series
collection «Savoir suisse»
Published
Lausanne 2022: Presses polytechniques et universitaires romandes
Extent
156 S.
by
Sébastien Farré

Certaines dates ou périodes occupent une place singulière dans notre mémoire collective. Moments fondateurs ou instants de transformations, ces séquences chronologiques participent à donner du sens à notre passé. Publié sous le label «Grandes dates» de la collection «Savoir suisse», qui s’engage à diffuser des recherches dans un format de poche pour un large public, les volumes 161 et 165 participent à repenser les origines de la Suisse «moderne». Signés respectivement par deux spécialistes de l’histoire suisse, Olivier Meuwly et Dominique Dirlewanger, ces deux textes nous invitent à établir un dialogue stimulant entre le XIX e et le XX e siècles helvétiques, mais aussi de réfléchir aux acteurs et aux contextes qui ont élaboré, d’une part, la nation suisse sous la houlette des libéraux et, d’autre part, un modèle singulier de compromis social et de développement économique après la Deuxième Guerre mondiale.

Comment s’est développé le système politique helvétique durant la période contemporaine? Quelles voies ont permis à la Suisse de bénéficier d’une grande prospérité économique et d’un régime relativement stable durant plus de 150 ans? Répondre à cette question, à partir d’une période charnière en moins de 170 pages, constitue un véritable défi historiographique. Un tel exercice exige une plume efficace et la capacité de faire émerger les lignes de forces qui sous-tendent les principaux enjeux de deux étapes importantes du passé suisse.

L’étude d’Olivier Meuwly interroge les origines idéologiques et politiques de la Constitution fédérale de 1848 qui signifient, selon l’auteur, «le début de l’histoire suisse» (p. 147). La défaite de l’alliance des cantons catholiques et la réforme du Pacte fédéral marquent également la fin de la période de la Régénération, initiée en 1830 avec l’émergence de «l’ère libérale» (p. 9).

Quelles a été la contribution du libéralisme suisse? Pour l’auteur, spécialiste de l’histoire des partis suisses, l’ère libérale, de 1830 à 1848, apparait comme une période décisive d’«expérimentations» (p. 152). La vague libérale bénéficie alors de la montée en puissance de la bourgeoisie, du succès de la presse libérale (par exemple le Journal de Genève) et de l’essor économique du pays. Meuwly dresse un tableau nuancé et paradoxal de la contribution idéologique et politique du mouvement libéral à la destinée du pays. Le parcours des libéraux se distingue par des débats fondamentaux qui divisent les Suisses tels que la liberté individuelle, la politique religieuse, la souveraineté des cantons, le libéralisme économique, la question des réfugiés, le cens électoral, etc. Malgré sa contribution à la transformation de la société suisse, notamment par des réformes durables du système de formation et de l’économie du pays, le libéralisme s’essouffle à la fin de cette période. Ambivalent face au pouvoir, traversé par des contradictions internes (p. 12), le mouvement est contesté, à sa gauche, par l’essor des radicaux et, à sa droite, par le repli des conservateurs.

L’un des principaux mérites de Meuwly est de mettre en lumière une période qui est souvent marginalisée dans les débats publics sur le passé suisse, malgré les discussions récentes sur le 150e anniversaire de la Constitution. Que dire alors de la démarche de Dominique Dirlewanger qui prend le pari audacieux de saisir une votation populaire pour décrypter les transformations politiques, économiques et culturelles de la Suisse à la sortie de la Deuxième Guerre mondiale? Le programme est ambitieux. Il a la vertu d’affirmer que les votations populaires en Suisse constituent des moments significatifs des débats politiques et sociaux. Certes, la journée du 6 juillet 1947 n’a pas laissé beaucoup de traces dans l’imaginaire collectif. Pourtant, à cette date, le peuple suisse a voté en faveur d’une révision d’une série d’articles économiques de la Constitution et pour la création d’une assurance vieillesse (AVS), présentée par les autorités suisses comme le symbole de la «cohésion sociale» du pays (p. 17).

Pour l’historien vaudois, ce moment est révélateur de la transition réussie d’une société suisse repliée sur elle-même dans l’immédiat après-guerre vers une période marquée par son intégration au bloc occidental et au modèle libéral sous l’égide des États-Unis. Cependant, la «réorganisation» (p. 10) de la Suisse ne s’est pas faite sans difficultés. Isolée et sous le feu des critiques pour ses liens avec l’Allemagne nationale-socialiste, la Suisse a adopté une politique de neutralité à géométrie variable (p. 75), compatible avec ses intérêts économiques. Ce projet est mené grâce à la collaboration étroite de l’administration fédérale et des dirigeants des principales entreprises privées suisses. Ces derniers exercent une influence décisive notamment dans l’importante Délégation économique permanente. L’un des principaux enjeux du moment est d’assurer la continuité des dirigeants qui avaient administré le pays pendant la guerre et d’effacer les critiques des principaux États quant à la position des autorités helvétiques à l’égard de l’Axe.

Le début de la guerre froide permet au pays de rapidement esquiver cette menace, notamment à la suite de la signature des accords de Washington (1946). L’engagement de la Suisse sur le terrain humanitaire, en particulier à travers le programme du Don Suisse, participe au rétablissement de l’Europe et légitime, en parallèle, la politique de neutralité.

L’idéalisation d’un petit pays neutre et différent a façonné l’imaginaire d’une nation au destin singulier. Cependant, au cœur des réseaux financiers, bénéficiant d’une industrie d’exportation à la recherche de nouveaux débouchés, la Suisse devient, selon Dirlewanger, «junior partner des États-Unis» (p. 105). L’État helvétique distribue des crédits très généreux, intègre l’Organisation européenne de coopération économie, développe des rapports discrets mais privilégiés avec l’OTAN (Hotz-Linder Agreement) puis adhère au GATT en 1958. «Ce tournant atlantiste» (p. 155) amène une croissance inédite. À l’ère de la consommation, la société suisse se transforme alors rapidement. Ce processus est accompagné par des profondes mutations culturelles et sociales. La Suisse «glisse» alors vers la modernité, mais paradoxalement, le pays fait bientôt face à un «malaise culturel». L’émergence de voix critiques pointe le conformisme d’une société encore repliée derrière le mythe de son exceptionnalité.

De 1830 à 1947, les deux ouvrages de Meuwly et Dirlewanger sont exemplaires des débats passionnants existant sur l’histoire contemporaine de la Suisse, qui interrogent aussi bien le rôle des élites économiques, la neutralité, la situation du pays face à ces grands voisins, mais aussi le compromis social et politique souvent évoqué comme un élément central du «modèle» suisse.

Zitierweise:
Farré, Sébastien: Rezension zu: Meuwly, Olivier: La Régénération. Le libéralisme suisse à l’épreuve du pouvoir (1830–1847), Lausanne 2022. Zuerst erschienen in: Schweizerische Zeitschrift für Geschichte 73(3), 2023, S. 404-406. Online: https://doi.org/10.24894/2296-6013.00134.

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